11 juin 2024 | Diakonos

C’est une période sombre pour le dialogue entre Rome et le patriarcat de Moscou. La rencontre entre le Pape François et Cyrille de Moscou à l’aéroport de La Havane le 12 février 2016 était déjà plombé par les agressions armées de Vladimir Poutine en Géorgie et en Ukraine, où il avait déjà pris la Crimée et contesté le Donbass. Mais depuis, les événements se sont enchaînés à une vitesse effrayante, avec la guerre féroce de la Russie contre l’Ukraine et l’Occident, exaltée en tant que « guerre sainte » par ce même patriarche de Moscou que le Pape en est venu à qualifier de « thuriféraire de Poutine ».

Et pourtant, ce mystère d’iniquité ne demeure pas incompréhensible, si l’on prend la peine de relire le dernier siècle de l’histoire russe. Et ce que vient de faire avec une rare maîtrise et une abondante documentation Giovanni Codevilla, l’un des plus grands spécialistes en la matière, dans un livre fraîchement sorti de presse intitulé « Da Lenin a Puti. Politica e religione », édité chez Jaca Book.

« De la persécution à la connivence », précise le sous-titre du livre, avec une allusion à la symphonie retrouvée entre le trône et l’autel, entre Poutine et Cyrille, qui caractérise l’actuelle période de l’histoire russe, après des décennies d’atroces persécutions et une fragile parenthèse de liberté retrouvée à la suite de la dissolution de l’Union soviétique, rapidement étouffée dans l’œuf.

On sait qu’il y a eu des persécutions, mais tous ne connaissent pas ses variantes que Codevilla met en évidence. Déjà terrible sous Lénine, et à son comble avec Staline, pendant les années de la seconde guerre mondiale, elle a connu une interruption partielle et impromptue, souhaitée par Staline en personne pour renforcer notamment par l’apport de l’Église la résistance patriotique à l’invasion des armées d’Hitler.

L’orthodoxie a retrouvé un espace de mouvement, ses hommes ont été libérés de prison, quelques églises ont été rouvertes. Et une fois la guerre terminée, on lui a confié la mission de faire la propagande de la politique du Kremlin dans le champ international, en particulier à travers la Conférence chrétienne pour la paix et le Conseil œcuménique des Églises, qui réunissait à Genève les représentants de plusieurs confessions chrétiennes, y compris les catholiques.

Mais ce n’est pas tout. « Dans le climat symphonique retrouvé que l’on instaure entre ‘imperium’ et ‘sacerdotium’ – écrit Codevilla – le gouvernement soviétique et le patriarcat se proposent de faire de Moscou le centre de l’orthodoxie universelle, donnant vie à un ‘Vatican orthodoxe’, pour employer l’expression du patriarche de l’époque Alexis, dans le but de créer un contre-autel au catholicisme et de redimensionner par tous les moyens le rôle mondial du Saint-Siège ».

Ce rêve ne sera pas suivi d’effets. Mais entretemps, le patriarcat et le Kremlin procèdent de concert en 1946 à l’anéantissement de l’Église grecque catholique d’Ukraine, dont les évêques mourront tous en prison, à l’exception du métropolite de Kiev, Josyf Slipyj, rescapé à 17 ans de prison et envoyé en exil en 1963 par le successeur de Staline, Nikita Khrouchtchev, exauçant les demandes pressantes du Pape Jean XXIII.

La trêve décrétée par Staline cède cependant le pas, à partir de 1947, à une reprise de la persécution religieuse, dans laquelle Khrouchtchev, à l’époque secrétaire du parti communiste en Ukraine, se distingue par sa cruauté. Parvenu au sommet du pouvoir en 1953 à la mort de Staline, Khrouchtchev donnera le coup d’envoi d’une vague d’intolérance encore plus brutale. « La période la plus dramatique pour l’Église – écrit Codevilla – s’étend de 1958 à 1964 : 5.540 lieux de culte seront fermés, cinq séminaires sur huit seront liquidés et le nombre de monastères se réduira de 56 à 16 », allant de pair avec une décimation du clergé « dans une mesure encore plus grande qu’en ce qui concerne les églises et les monastères ». Et tout cela pendant qu’en Occident et dans l’Église de Rome, fleurit la légende d’une pacification naissante marquée par l’événement emblématique de l’audience accordée le 7 mars 1963 par Jean XXIII à la fille de Khrouchtchev, Rada, et à son mari Alexis Adjubei.

Les seules voix critiques de l’asservissement de l’Église au régime sont issues de la presse clandestine et d’héroïques objecteurs de conscience tels que les prêtres Gleb Yakounine et Alexandre Men, ce dernier succombera d’ailleurs à une agression. Il faudra attendre la fin des années quatre-vingt et la nomination de Mikhail Gorbatchev à la tête de l’État en 1988 pour assister à la libération de milliers de prisonniers politiques ou religieux et à la réouverture d’églises et de monastères.

L’empire soviétique se désagrège, en Ukraine l’Église grecque catholique sort des catacombes et on assiste en Russie à une libéralisation de la vie religieuse sans précédent, qui trouvera son affirmation de principe dans la nouvelle constitution en vigueur depuis 1993. Et pourtant, les résistances à cette ouverture sont très fortes, notamment dans les rangs de l’Église orthodoxe, qui craint notamment une expansion de la concurrence de confessions étrangères à l’orthodoxie et au christianisme.

L’épreuve du feu réside dans une loi de 1997 « sur la liberté de conscience et les associations religieuses », qui introduit une telle série de restrictions à la liberté des confessions autres que l’orthodoxie qu’elle pousse le pape Jean-Paul II à écrire et à rendre publique le 27 juin une lettre au président russe Boris Eltsine avec la demande explicite de ne pas promulguer la loi.

En Russie la protestation des voix de la liberté est telle qu’Eltsine refuse de ratifier la loi et bloque son entrée en vigueur.

Ce qui n’a pas manqué de susciter la réaction véhémente du patriarcat de Moscou « flanquée des soutiens plus traditionnalistes et xénophobes de l’orthodoxie et de l’aile politique communiste et nationaliste du parlement ».

Un influent métropolite nommé Cyrille, à l’époque responsable des Affaires étrangères du patriarcat, se positionne alors en faveur de cette loi. Ce dernier obtient que la loi suive son cours moyennant quelques modifications mineures, grâce à quoi l’orthodoxie redevient l’unique religion d’État, avec ses privilèges exclusifs aux dépens des autres confessions.

Le métropolite Cyrille est celui qui deviendra en 2009 patriarche de Moscou. Et avec lui, ces mêmes années, un homme politique formé à la même école, celle des services secrets, un certain Vladimir Poutine. Ce dernier succédera à Boris Eltsine comme chef de l’État en 1999.

C’est depuis lors que le parcours de ces deux hommes se déroulera en parallèle, avec un soutien mutuel.

Parce que, pendant ces premières années, Poutine est très différent de celui qu’il deviendra ensuite, avec une mutation survenue notamment grâce au soutien de l’Église. Voici comment l’archimandrite ukrainien Cyril Hovorun, ancien proche collaborateur du patriarche Cyrille, aujourd’hui professeur à la Loyola Marymount University de Los Angeles, décrit sa métamorphose :

« Dans sa première période, pendant ses deux premiers mandats, Poutine n’avait pas d’idéologie propre, ce n’était pas un visionnaire, il avait au contraire un horizon plutôt étroit, ce qui l’intéressait c’était s’enrichir et vendre du gaz et du pétrole. À ses yeux, la Russie n’était rien d’autre qu’un gros distributeur de gaz. C’est l’Église qui a offert à Poutine une vision nouvelle, un langage nouveau pour le projet impérial. C’est pourquoi, même si ce jugement peut sembler très dur, je pense que sans l’Église, le projet impérial de Poutine n’aurait pas été possible. L’Église lui a fournit une conception, elle lui a offert un langage, elle a inspiré cette mégalomanie ».

Même la conversion de Poutine à l’orthodoxie s’inscrit dans cette évolution. Elle a été inspirée par un jeune moine nommé Tichon, très proche de Cyrille qui l’a récemment promu métropolite de Crimée. Stefano Caprio écrit dans l’introduction de l’ouvrage de Codevilla : « L’obscur agent Poutine émerge donc comme l’homme fort qui devait mettre un terme aux conflits des ‘troubles eltsiniens’, comme expression des ‘siloviki’, les hommes de l’ordre, et en même temps des nouveaux ‘pravoslavnye’, les orthodoxes qui croyaient en la continuité entre le régime soviétique et le nouveau souverainisme russe ».

L’union entre Poutine et Cyrille a aussi ses saints au ciel. Le plus populaire est Jean de Cronstadt, mort en 1908 et canonisé en 1990, ardent partisan du tsarisme orthodoxe. Il figurait parmi les fondateurs de cette « Union du Peuple Russe » qui a inspiré à Cyrille de donner vie en 1993 à l’encore plus ambitieux « Concile Populaire Russe Universel » qu’il préside encore à l’heure actuelle, dont la dernière session, l’hiver dernier, a consacré l’apothéose de Poutine lui-même et la sanctification de la guerre d’agression contre l’Ukraine.

En bon disciple, Poutine a même anticipé les décisions de son maître spirituel Cyrille. Et effectivement, ce dernier, au moment de la prise de la Crimée à l’Ukraine en 2014, ne s’est pas présenté à la célébration organisée au Kremlin par Poutine, ce qui a fait polémique, avant de rentrer ensuite dans le rang les années suivantes, jusqu’à verser dans l’excès, comme le formule parfaitement ce passage de la déclaration dans le « Russkij Mir », le Monde russe, rédigée en novembre dernier par le « Conseil Populaire Russe Universel » et publiée le 27 mars de cette année, pour justifier l’invasion de l’Ukraine :

« La Russie est le créateur, le soutien et le défenseur du Monde russe. Les frontières du Monde russe en tant que phénomène spirituel, civil et culturel sont significativement plus étendues que les frontières étatiques, aussi bien de l’actuelle Fédération de Russie que de la grande Russie historique. En plus des représentants de l’ ‘oikoumene’ russe répandus à travers le monde, le Monde russe inclut tous ceux pour lesquels la tradition russe, les sanctuaires de la civilisation russe et la grande culture russe représentent la plus haute valeur et le principal sens de la vie.

Le sens suprême de l’existence de la Russie et du monde Russe qu’il a créé – leur mission spirituelle – est celle d’être le ‘Katéchon’ mondial, de protéger le monde du mal. La mission historique consiste à faire échouer systématiquement les tentatives d’instaurer une hégémonie universelle dans le monde, les tentatives de subordonner l’humanité à un unique principe maléfique ».

En termes strictement politiques – écrit Codevilla – l’ambition de Poutine est celle de « reconstruire l’empire russo-soviétique dans le but de conjurer l’humiliation de sa dissolution il y a trente ans, qu’il a lui-même qualifiée à plusieurs reprises de la plus grande tragédie du XXe siècle ».

Mais c’est bien l’idéologie tout autour qui rend cette ambition sacrée et incontestable. Une idéologie qui puise dans l’Église russe sa principale source d’alimentation.

Grâce à elle, Poutine, « auquel certains voudraient conférer le titre de ‘Guide Suprême’, tient le rôle de défenseur suprême, de gardien des dogmes et la foi et de protecteur de l’orthodoxie, reprenant le modèle tsariste ».

Sans laisser de place à l’opposition. Dans les rangs de l’Église orthodoxe, tous les clercs qui n’adhèrent pas sont suspendus « a divinis » et expulsés, sans aucune exception. Sans parler des normes pénales draconiennes et de la persécution physique, allant jusqu’à l’élimination, qui frappe les opposants au régime, dans un climat qui n’est pas sans rappeler la sinistre mémoire de la terreur soviétique.

Dans cette fureur visionnaire, il importe peu au patriarche Cyrille que la différence entre les ambitions et la réalité soit cruelle. Parce que malgré ses prétentions universalistes, l’isolement de plus en plus important de l’orthodoxie russe vis-à-vis de celles de Kiev et de Constantinople risque de la réduire à une simple Église nationale marginalisée. Et même dans le pays, la fréquentation du culte ne dépasse par 2% de la population, avec un plus l’apparition d’une nouvelle catégorie asse étrange, celle de ceux qui se définissent orthodoxes athées, comme le président Alexandre Loukachenko.

En attendant, Poutine vient de nommer Andreï Belooussov ministre de la Défense en ce temps de guerre, il est connu en tant qu’économiste et expert en industrie de guerre, mais également comme cérémoniaire dévot de l’Église orthodoxe.


Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog 
Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.